2012, Dijon, Bourgogne. Voilà un an et demi que j’avais émigré en Russie, et j’écrivais pour un grand média public russe. C’était l’année du jubilé de la victoire contre Napoléon et de la campagne de 1812. Ayant écrit une longue chronique narrant la campagne (28 épisodes), une Russe de l’Extrême-Orient, vivant en Bourgogne avait remarqué mes articles. Trouvant mon point de vue intéressant, elle me contacta pour écrire un article dans un journal étudiant francophone, d’une université russe. J’acceptais et suite à cet article, je fus aussi interviewé à Dijon, par un journal local. Cette jeune femme me présenta Robert Viel-Glotoff, un Franc-Comtois dont le père avait été un combattant de la Grande Guerre patriotique à la destinée improbable. Je me rendis à sa rencontre et j’écoutais pendant plusieurs heures, l’une des histoires les plus incroyables de ma vie de journaliste. L’histoire de Christophor Glotoff, l’homme du Baïkal, que je vais vous conter dans cet article. Il entre par ailleurs dans les célébrations du 79e anniversaire de la Victoire contre l’Allemagne nazie. En Russie, ce sera une immense fête populaire et patriotique. En France, personne ou presque ne fêtera cet anniversaire. Pour cause d’interdiction de fierté nationale… pour cause d’érosion des cœurs, de trahison des élites, d’ignorance, d’oubli et du support à l’Ukraine bandériste…
Sibérien, trafiquant d’or, contrebandier et marin dans la flotte marchande. Christophor naquit en 1913, dans un petit village des bords du lac Baïkal. Il était issu d’une famille nombreuse et très modeste, de cultivateurs et d’éleveurs. Sa famille n’avait pas vu d’un bon œil l’arrivée de la collectivisation imposée par Staline dans les années 30. Aussi s’était-il décidé à quitter sa région, après avoir un temps été contrebandier aux confins des frontières de l’URSS, de la Chine et de la Mongolie. Il passa ensuite dans l’Extrême-Orient et se lança dans des aventures dangereuses. Il fut d’abord chercheur d’or dans la région du Kamtchatka et de Yakoutie, une autre activité illégale qui avait aussi son lot de risques. Les trafiquants en effet n’hésitaient pas à régler leurs comptes à coups de fusils, ou à se dépouiller entre-eux pour s’emparer des trouvailles des autres chercheurs d’or. Ayant atterri dans le grand port de Vladivostok, il fut tenté de s’enrôler comme matelot sur un cargo soviétique effectuant des voyages dans le Pacifique, en Chine, ou au Japon. C’est ainsi qu’il débarqua dans ce dernier pays, mais n’y resta guère, pour revenir finalement dans sa terre natale, le Baïkal.
Du canal de la Mer Blanche… jusqu’à la Guerre d’Hiver. Revenu au pays, il y fut accueillit par l’arrivée ferme du pouvoir soviétique, qui s’était répandu dans toutes les régions, même les plus reculées. Il ne put cependant s’empêcher de reprendre ses activités illégales de contrebandes, mais fut bientôt arrêté, puis jugé. Il fut condamné à quelques années de goulag, et envoyé dans l’Ouest, pour rejoindre la masse des travailleurs forcés creusant l’immense canal de la Mer Blanche. Beaucoup de prisonniers politiques se trouvaient dans les rangs des forçats, et les gardiens manquants, l’administration du DALSTROY se décida à en recruter parmi les prisonniers de droit commun. Christophor se porta volontaire, et passa… de prisonnier à garde, purgeant de cette façon une peine d’environ deux ans de prison (vers 1932-1933). Libéré, tout de même passablement assagi, il rentra de nouveau chez lui, mais fut finalement appelé dans les rangs de l’Armée Rouge (1939). Il fut envoyé dans une division d’infanterie combattre durant la Guerre d’Hiver (décembre 1939-février 1940). Son unité, comme il le raconta plus tard, fut décimée par l’artillerie finlandaise, qui brisa la glace d’un lac où furent engloutis la plupart de ses camarades. Ayant survécu, souffrant de gelures assez graves, il fut évacué vers l’arrière et soigné, puis démobilisé. Il retourna une nouvelle fois chez lui, retrouvant sa compagne et deux enfants (naissances dans les années 1936-1941). Sans doute aurait-il put vivre enfin une vie paisible, mais un certain Adolf Hitler en décida autrement.
Christophor Glotoff, l’homme aux 4 uniformes. De nouveau mobilisé, il répondit à l’appel au moment de l’invasion de l’URSS par l’Allemagne nazie (été 1941), et chemina avec son unité jusque sur le front de la ville de Briansk. Après le lancement de Barbarossa, les Allemands avaient lancé trois groupes d’armées sur l’URSS. Le groupe Centre fut un moment dévié de son objectif (Moscou), pour participer à la prise de Kiev (été 1941). Il reprit ensuite sa marche vers la capitale et dans une grande manœuvre d’encerclement écrasa les Soviétiques, notamment dans la poche de Briansk (2-21 octobre 1941). C’est dans cette deuxième bataille que Glotoff fut fait prisonnier. Conduit à l’arrière comme des centaines de milliers de soldats soviétiques, il fut enfermé dans un camp, où faute de nourriture, les Soviétiques mourraient de faim. Il avoua bien des années après, avoir survécu avec ses camarades en dévorant… les cadavres de leurs compagnons d’infortunes, eux-mêmes morts de maltraitances et de faim. Il réussit une première fois à s’enfuir, et tenta de rejoindre les partisans dans les forêts, mais il fut reprit (1942). Lors d’un recrutement d’Ukrainiens pour les bataillons de Schutzmannschaft (police supplétive), il affirma être Ukrainien, fut refusé, mais ayant insisté fut finalement recruté. C’est alors qu’il endossa le triste uniforme « allemand », et fut employé dans la lutte contre les partisans en Biélorussie et en Ukraine (1942-1943). Son unité cependant jugée peu sûre, fut envoyée en France (région de Franche-Comté), où elle devait lutter contre les maquisards français très actifs dans cette région. Christophor et quelques amis liquidèrent leurs chefs allemands, et désertèrent (automne 1943), et furent finalement recueillis par la Résistance française. Il fut intégré avec ses camarades dans un maquis français, endossant un troisième uniforme, celui de la France. Il participa à des coups de main, des sabotages, et à la libération de la France (1943-1944), avant d’être démobilisé comme tous les FFI (Forces Françaises de l’Intérieur). Par le biais des missions soviétiques installées en France, Christophor aurait dû rentrer en URSS. Mais il savait que son engagement dans les rangs allemands, même pour des raisons de survie, signait son arrêt de mort. Il préféra sauter en marche du train qui l’emmenait à Marseille, afin d’être embarqué pour Odessa. Il rejoignit ensuite ses camarades français du maquis en Franche-Comté, qui le cachèrent. C’est alors qu’il rejoignit Belfort, où ayant appris que les Américains recrutaient des mécaniciens, il s’enrôla dans l’armée US. Il servit comme mécanicien dans une escadrille de bombardiers lourds américains (1944-1946). Il fut finalement démobilisé par l’armée américaine à Berlin, au début de 1946. Ne sachant pas où aller, il rejoignit la France… se souvenant de ses amis maquisards.
Son nom sur le monument aux morts… et une très lente reconnaissance de la France. La Guerre Froide ayant commencé, Christophor n’avait de toute façon pas l’intention de rentrer sur les bords du Baïkal. Il ne devait d’ailleurs jamais le revoir. Ses amis du maquis lui trouvèrent du travail dans l’usine Solvay, dans la région de Dôle (Franche-Comté). Il y mena longtemps une vie paisible et de travail, jusqu’à sa retraite. Il s’était marié avec une ouvrière, elle-même polonaise, dont il eut 7 enfants, le dernier en date étant mon ami Robert. C’est lui qui s’intéressa à l’histoire de son père, l’interrogea, et finalement chercha à retrouver sa famille russe sur le Baïkal. Après bien des efforts, Robert retrouva la trace de son oncle (dernier de la fratrie, né en 1929). Il effectua alors seul, le retour aux sources du Baïkal (2005), dans un voyage qui a marqué à jamais sa vie. C’est là, dans le village natal de son père, qu’il prit en photo le monument aux morts où se trouvait inscrit son nom… Et pourtant, ce dernier était bien vivant ! Robert devait effectuer de nombreux voyages, puis écrire un livre sur la vie de son père (L’Homme du Baïkal, 2008), Christophor fut ensuite médaillé de la Croix du combattant volontaire de la résistance, et de la Croix du Combattant 1939-1945 (2008-2009). Il était plus que temps, car durant toutes ces années, il était resté sous le statut « d’apatride ». La France n’accepta finalement de lui donner la nationalité qu’en 2010, quelques mois avant sa mort, survenue la même année.
Après la mort de son père en 2010, Robert a continué les voyages en Russie, sur les berges du Baïkal, partant à la rencontre de sa famille, des habitants, ou même des Cosaques. Il a écrit plusieurs livres depuis cette époque, écumant les salons afin notamment de raconter l’histoire… de l’homme du Baïkal. Cet homme qui avait la vie chevillé au corps, traître pour les uns, aventurier pour les autres, contrebandier et bandit dans sa jeunesse, ancien forçat, policier supplétif de l’Allemagne nazie… mais aussi maquisard français, ou mécanicien américain, le moins que l’on puisse dire, c’est que son histoire est celle des romans et des grandes sagas. Emporté par la tourmente de la Seconde Guerre mondiale, ses choix et son destin l’auront conduit finalement dans les contreforts des Alpes, dans cette France où il aura vécu l’essentiel de sa vie. Au fond d’une armoire, Robert conserve le fusil soviétique de son père… Les Allemands les avaient équipés de matériels soviétiques dans son bataillon de supplétifs. C’est avec cette arme qu’il avait déserté pour rejoindre les rangs des FFI français. C’est avec cette arme qu’il avait fait le coup de feu pour libérer la France… lui l’homme du Baïkal.