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Rencontre avec des prisonniers ukrainiens

Rencontre avec des prisonniers ukrainiens

C’est une chance très rare qui me fut accordée à moi et quelques journalistes pour aller à la rencontre de prisonniers ukrainiens capturés par l’armée russe. Ces prisonniers sont à présent détenus dans un lieu secret en attente d’être totalement débriefés, puis envoyés en Russie. La procédure est d’abord de rechercher les éventuels criminels de guerre, les combattants politiques bandéristes et néonazis et de les séparer des autres. Une fois ce premier tri fait, le renseignement militaire fouille le passé des prisonniers, afin de comprendre leurs motivations, leur réel engagement dans l’armée ukrainienne, les unités par lesquelles ils sont passés, leurs familles et leurs parcours. Les ressortissants des quatre républiques qui ont ralliées la Russie, Zaporojie, Kherson, Donetsk et Lougansk sont également séparés, dans le but comme nous le verrons dans un article à venir, de leur donner une nouvelle chance. Les autres sont ensuite dirigés vers des camps de l’arrière en Russie. Depuis 2022, la Russie a capturé autour de 25 à 30 000 soldats ukrainiens, notamment et surtout dans les différents chaudrons, et bien sûr dans les capitulations des troupes ukrainiennes à Marioupol (dont le régiment Azov, la 36e brigade d’infanterie de marine dans sa totalité, et bien d’autres unités de soutien, de police, du SBU), Zolotoe, etc.

Huit prisonniers fatigués sans illusion sur le sort de l’Ukraine. Ils étaient huit venant essentiellement du centre de l’Ukraine, l’un d’eux était de Kiev, un autre de Vinnytsia. Les hommes portaient encore les uniformes ukrainiens, ou parfois des pièces d’habillement civil. L’un d’eux arbore un gros pansement à la tête, suite à une blessure lors de sa capture. Leurs visages expriment de la tristesse et beaucoup de fatigue surtout morale. Ils déclareront tous avoir été fait prisonnier dans les semaines précédentes, voilà pour certains seulement quelques semaines qu’ils ont été emmenés dans ce lieu de détention. Ils sont nombreux, mais pour des raisons évidentes, seuls quelques-uns ont été choisis pour nous rencontrer. Le plus jeune est âgé de 31 ans, le plus vieux de 50 ans. Ils n’incarnent pas vraiment dans leur apparence « la Grande Ukraine » des combattants bandéristes. Tous parlent russe parfaitement, y compris le prisonnier venant de Vinnytsia. Si je les avais rencontré dans les rues d’une grande ville de Russie, je n’aurais pas pu les différencier des Russes. Tous sont des mobilisés et la plupart déclareront n’avoir jamais eu l’envie de servir l’Ukraine au front. Le résident de Kiev déclarera même « j’ai reçu la convocation du bureau militaire et immédiatement incorporé dans l’armée. Quinze jours plus tard j’étais déjà à l’entraînement ». Ces hommes ont servi dans 5 unités différentes, dont la 5e brigade d’assaut. Cette unité de nouvelle formation fut équipée avec l’aide de l’OTAN (printemps 2022), et fut décimée dans les batailles de l’été dans les combats pour Lissichansk, Severodonetsk et Seversk. Recomplétée en 2023 avec des conscrits (dont deux de nos prisonniers), elle fut ensuite engagée dans la région d’Artëmovsk (automne 2023). Notons que le bataillon Aïdar fut versé dans ses rangs… Les huit hommes furent tous fait prisonniers dans des situations de combat et sur le front, mais deux ou trois décidèrent de se rendre avant les assauts, comprenant bien l’aspect désespéré des combats où ils étaient engagés. A la question s’ils étaient des partisans de Zelensky, plusieurs répondirent dans un souffle farouche, qu’ils n’avaient pas été des électeurs du président ukrainien et n’avaient jamais soutenu sa politique.

Un avenir incertain et d’importantes craintes pour eux et leurs proches. Plus de la moitié de ces hommes étaient des pères de famille, et tous se sont déclarés inquiets pour leur avenir. Interrogés sur le fait que leurs familles savaient où ils se trouvaient, la majorité déclara que non. Tous ont été d’accord pour dire qu’ils avaient peur des conséquences du retour en Ukraine, à la fois pour leurs familles, la police politique d’Ukraine, et enfin d’être immédiatement renvoyés dans l’infâme boucherie en cours. Les caméras braqués par sur eux les intimident assurément, au point que si j’ai filmé moi-même le début de l’entretien, j’ai rapidement décidé de couper mon enregistrement, ces hommes étaient déjà moralement bien atteints. Les traits tirés, la peur d’être montrés en Ukraine comme des traîtres, l’un d’eux honteux baissa la tête pendant presque toute l’interview. Sans doute un signe qu’il était peut-être le seul finalement à avoir combattu avec motivation et ruminant son frein. Les autres, notamment l’homme de Kiev, qui était le plus bavard, semblaient soulagés d’être là et déclarèrent ne pas avoir été violentés, maltraités ou torturés. Le blessé affirma recevoir la visite régulière d’un infirmier pour sa blessure à la tête, en cours de guérison. Questionnés sur ce qui se déroula à Odessa le 2 mai 2014, seuls trois hommes déclarèrent savoir quelque chose à ce sujet, mais il m’apparaît clair qu’ils mentaient éhontément à ce sujet… Ils eurent peur d’avoir à donner leur avis sur le massacre et ses raisons, sans parler du Maïdan. De manière générale ce qui les inquiètent plus que tout à ce jour, semble bien être leur retour en Ukraine. La moitié d’entre eux seraient bien rentrés sous terre s’ils avaient pu le faire, mais ce mensonge me fit réfléchir longuement. Que pouvaient-ils bien dire en effet, en ayant pour les uns une famille, une femme, ou des enfants en Ukraine ? Et que dire du retour en Ukraine avec l’expectative d’entretiens musclés avec la police politique d’Ukraine, le SBU, et/où l’envoi dans un coin du front dont ils auront toutes les chances cette fois-ci de ne jamais revenir vivant ?Questionnés sur leurs propres désirs pour la suite, l’un d’eux pour l’instant plutôt silencieux releva la tête pour affirmer : « mon seul souhait c’est que l’on me fiche la paix, que je retourne dans mon travail, auprès de ma famille et de poursuivre mon existence dans l’anonymat ». Les visages graves, les autres prisonniers hochèrent majoritairement la tête. Nous insistâmes pour savoir s’ils avaient rencontré des combattants étrangers, des mercenaires. Ils déclarèrent qu’ils n’en avaient jamais rencontrés, un fait pour le moins douteux. Enfin, tous déclarèrent avoir été entraînés sur place avant d’être envoyés au front, durant une période de 6 semaines à 2 ou 3 mois. Aucun d’eux ne furent conduits dans des pays étrangers pour être entraînés, et tous avaient un niveau d’études secondaires ou professionnelles. Une des dernières questions lancées comme un coup de tonnerre : « croyez-vous à la victoire de l’Ukraine ? », fut accueillie par un long silence. De peur de dire la vérité ou leurs opinions, ils préférèrent se taire et baisser de nouveau la tête. L’idée de se faire assassiner par des fanatiques bandéristes à leur retour, ou d’être torturés à mort dans une cave du SBU, n’avait en effet, rien de réjouissant…

Laurent Brayard pour International Reporters (rencontre de prisonniers ukrainiens le 26 janvier 2024)

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