Piotr Starkov est né le 24 décembre 1916 dans la région de Tioumen, dans le district d’Ichim où il vécut jusqu’en 1936. Il fit son service militaire en 1937 dans l’Armée rouge. Jusqu’à la guerre, Piotr travaillait dans un combinat métallurgique à Magnitogorsk. Il fut formé comme conducteur de grues et travailla également à Nijni-Taguil, une ville industrielle de l’Oblast de Sverdlovsk aujourd’hui peuplée de près de 360 000 habitants et se trouve à 125 km d’Ekaterinbourg, capitale de l’Oural. Il semble qu’il s’engagea à la fin de 1940 dans l’Armée rouge.
Dans la fournaise du Plan Barbarossa. Quoi qu’il en soit, il fut mobilisé dès le 23 juin 1941 et fut envoyé dans la 19e Armée, 526e bataillon motorisé comme chauffeur. Son unité fut envoyée sur le front rapidement, la situation était critique et les Allemands progressaient vite vers l’intérieur du pays. Elle fut dirigée sur Viazma, déjà célèbre pour une bataille livrée en 1812, durant la terrible retraite de Napoléon, entre son armée en retraite et les troupes russes. Les Soviétiques tentèrent d’arrêter l’offensive allemande sur Moscou en construisant plusieurs lignes de défense, la première passant par Rjev, Viazma et Briansk. Le front s’était stabilisé un moment le temps que les Allemands mènent à bien la destruction des forces soviétiques dans la poche de Kiev. Mais les combats étaient violents devant Moscou. Les Soviétiques étaient épuisés, devant faire face à des troupes allemandes supérieures, tant au niveau tactique que stratégique et bien soutenues par une aviation ayant dès le début de la guerre pris le contrôle du ciel. C’est dans les combats préparatoires de la grande offensive allemande sur la première ligne de défense de Moscou, que fut capturé Piotr Starkov après avoir été blessé. L’offensive fut lancée le 30 septembre, deux puissantes armées blindées, la 3e et la 4e Armées de Panzers enfoncèrent le front et vinrent encercler dans Viazma, dès le 10 octobre, les 19e, 20e, 24e et 23e Armées soviétiques. Starkov fut capturé le 13 (ou le 15 selon deux versions) octobre et conduit dans un camp de prisonniers.
Dans les camps de prisonniers. Ce premier camp était juste une simple clôture de barbelés, les Allemands faisaient d’innombrables prisonniers, parqués à ciel ouvert. Rien n’avait été prévu pour les centaines de milliers de prisonniers. Dans leur cynisme les Allemands laissèrent les camps dans la plus grande indigence, pour les nazis, ils étaient « des sous-hommes, les Untermenschen ». Le camp se trouvait près de Polotsk, gardé par quelques soldats postés le long de la clôture. Il n’y avait pas de nourritures, les habitants du coin apportaient ce qu’ils pouvaient aux malheureux prisonniers. Il y avait notamment un unijambiste, qui fut surnommé Le Marin à cause d’un gilet qui faisait penser qu’il avait été marin dans le passé. Il venait jusqu’au camp près des barbelés avec sa charrette, accompagné d’une jeune adolescente. Ils apportaient du pain, des oignons et des légumes. Dans le camp fut bientôt organisée une évasion. Il ne semblait pas possible de foncer directement vers l’Est, la présence du front, la dangerosité du lieu rendait cette option impossible. Il fut décidé de s’enfuir d’abord vers l’Ukraine puis d’obliquer vers l’Est et la Russie. Il dut faire semblant d’être Ukrainien, pour avoir une chance de faire partie des hommes désignés pour la tentative d’évasion. Le camp avait été pensé par les Allemands, il était fonctionnel. Les toilettes avaient été installées le long de la barrière de fils barbelés, il y avait là une tranchée qui permettait l’écoulement des excréments jusque dans un petit ravin. C’est par cette voie, que les évadés décidèrent de s’échapper, un par un. Le Marin avait laissé des habits de paysans et de la nourriture pour les évadés à la sortie du ravin. Après avoir creusé fébrilement les « toilettes » pour élargir la voie, les évadés se glissèrent jusqu’au ravin et changèrent de vêtements. Ils filèrent immédiatement vers le Sud et vers l’Ukraine, chacun de son côté.
La première tentative d’évasion. Il put atteindre une forêt, elle était immense et il marcha des jours entiers. La nourriture épuisée, Piotr était déjà passablement affamé lorsqu’il arriva un matin en vue d’un village. Il y avait une maison isolée, une cabane, de la fumée sortait du conduit de la cheminée, cela sentait bon le pain… Prenant son courage à deux mains, Piotr s’en alla frapper à la porte qui fut ouvert par la maîtresse des lieux. Il demanda à manger. Ce fut très long, mais au bout d’un moment cette femme posa sur la table des pommes de terre, du lait bouilli et une miche de pain. Il n’avait pas remarqué l’absence d’une jeune fille qui à son arrivée se trouvait dans la maison. Elle revînt accompagnée d’un homme, un « policier » (Gendarmerie allemande) qui le menaçant de son fusil dit « Lève-toi et allons-y ». Il demanda de finir son repas, affirmant que jusqu’à qu’il soit vendu à l’ennemi, il resterait-là et mangerait à sa faim, que l’homme n’avait qu’à l’abattre sur place. Lorsqu’il eut fini, il fut conduit sous la menace d’un fusil jusqu’au bureau du Commandant de la police militaire allemande. Ce dernier était Allemand, c’était un vieil officier (il avait fait la Première Guerre mondiale sur le Front de l’Est). Il parlait un peu le russe et un interrogatoire commença. Il lui demanda d’où il venait et où il se rendait, Piotr lui raconta une histoire imaginaire. Il déclara qu’il était chauffeur. Il fut conduit par l’officier devant plusieurs carcasses de véhicules et lui intima l’ordre d’en réparer un : « Si vous êtes un chauffeur réparez au moins l’un de ces véhicules, si tu n’y arrives pas tu n’auras qu’à t’en prendre qu’à toi même ». Il s’affaira immédiatement à la tâche, prenant une pièce ici, une autre ailleurs, il tenta bien de trouver une occasion de s’enfuir, mais il était constamment sous la surveillance d’un soldat. Voyant qu’il arrivait à quelque chose après trois jours, il fut finalement nourri avec les soldats. Après avoir remis en marche un deuxième véhicule et partiellement un troisième, cette unité se remit en marche vers l’Est et il fut confié à la première colonne de prisonniers qui marchait vers l’Ouest.
De nouveau dans les camps de prisonniers. Il fut conduit dans un autre camp, d’abord à Briansk, puis à Klintsy. Il resta dans les mêmes conditions jusqu’à son envoi en Allemagne en (novembre 1943). Il fut d’abord dirigé vers Cologne où il fut employé à l’exploitation forestière de la région avec d’autres camarades soviétiques. Le travail était très dur, les conditions de vie effroyables. La nourriture était très mauvaise et en quantité insuffisante. Petit à petit, jour après jour, il perdait ses forces jusqu’à devenir décharné et hâve, à la limite extrême entre la vie et la mort. C’est là que par chance, il rencontra dans son groupe un camarade, originaire d’Omsk et qui avait travaillé avec lui dans l’usine de Magnitogorsk. Il était tellement méconnaissable, qu’il avait quand même posé la question : « Piotr, est-ce toi ? ». Il travaillait lui-même au service du réfectoire et s’employa à lui fournir plus de nourriture, des pommes de terre crues, des épluchures et d’autres déchets de nourriture. Ainsi Piotr reprit-il des forces avec la promesse de son ami de tenter de le faire déplacer dans un commando de travail moins difficile et moins pénible. Au début de 1944, il fut effectivement déplacé à nouveau, avec un très grand nombre d’officiers. A force d’être à leur contact, Piotr réalisa que quelques-uns d’entre eux préparaient une évasion. S’étant adressé franchement à eux et affirmant qu’il les suivrait quoi qu’il en soit, il fut accepté dans le groupe d’évadés après de longues négociations et discussions entre eux.
La deuxième évasion cette fois-ci réussie. L’évasion devait se faire du camp à pied vers le lac Léman, puis de là en le traversant passer du côté français et rejoindre les maquisards. Il réussit à atteindre le lac avec deux de ses camarades. L’un était un colonel, ancien officier du Tsar qui avait ensuite servit comme beaucoup d’autres dans l’Armée rouge et échappé aux purges terribles de 1936. Le second était un major de l’Armée rouge, du nom de Rosov ou Rosine. Ils traversèrent le lac Léman sans doute avec de l’aide des Suisses sur une barque à moteur. Ayant atteint la berge opposée, ils furent par la suite aidés par une Russe blanche, une ancienne propriétaire terrienne, émigrée en France et qui possédait une ou plusieurs fermes dans la région. Il s’agissait d’un manoir selon les souvenirs que donna plus tard la fille de Starkov. Leur hôtesse étant la propriétaire d’un très gros troupeau de vaches qui avait impressionné son père. Après avoir travaillé une semaine dans la ferme, ils furent conduits dans les montagnes et confiés aux maquisards. Il servit dans les maquis de Haute-Savoie jusqu’en septembre 1944. Ce fut l’un des seuls départements français à se libérer entièrement sans aucune aide, juste en comptant sur les forces de l’intérieur (FFI). Après la Libération, il travailla à partir de la mi-octobre 1944 dans un hôpital avec d’autres prisonniers de guerre soviétique.
La mission soviétique. Quand la guerre fut terminée en mai 1945 (ou probablement avant entre octobre 1944 et avril 1945), Piotr voulait retourner en Russie, mais les camarades du maquis voulurent l’en dissuader, lui offrant de rester en France, mais il avait le besoin de retourner au pays. Son hôtesse russe blanche lui proposa de lui louer une ferme et de rester vivre en Haute-Savoie parce qu’elle avait remarquée qu’il avait des dispositions pour le travail de paysan. A la demande s’il y avait une femme qui l’attendait en Russie, il répond que oui, mais resta énigmatique et repoussa la proposition. Il lui fut conseillé de ne jamais parler du fait qu’il s’était enfuit de son camp de prisonniers, mais plutôt que les Américains l’avaient libéré. Des rumeurs circulaient déjà que ceux qui avaient servi dans d’autres armées étaient encore plus considérés comme des traîtres que les prisonniers eux-mêmes. Ils lui donnèrent une cartouche de cigarettes américaines qui pourraient faire croire à cette version et il s’en alla à Paris prendre contact avec la mission soviétique. De là, il fut conduit à Marseille et embarqué sur un bateau à vapeur à destination d’Odessa.
De retour au pays, mais suspecté de trahison par le NKVD. Après avoir été interrogé, il fut envoyé à Oufa et intégré dans un régiment de réserve, suspecté par le NKVD. C’est d’ici qu’il fut conduit dans un camp de triage du NKVD en novembre 1945 à Orenbourg. Il travailla dans l’industrie du bois à partir de janvier 1946 près de Soukhoï-Log dans l’Oural, oblast de Sverdlovsk avec « d’autres prisonniers suspects ». Il fut finalement interrogé à nouveau le 28 novembre 1946 suspecté d’avoir été un espion… des Américains. Il s’installa à Soukhoï-Log dans l’Oural avec l’interdiction formelle de quitter la région. Il rencontra bientôt sa femme, Maria Romanovna qu’il épousa. Naîtra bientôt de ce mariage une fille, Galina en juillet 1947. Après un nouvel interrogatoire, ils purent déménager dans l’oblast de Tioumen, dans un village. Il travailla ensuite comme mécanicien dans un kolkhoze de production laitière. Plus tard il fut encore employé à la maintenance des voies de chemins de fer de la région d’Omsk. En juillet 1949, il retourna dans la région de Soukhoï-Log où il travailla dans l’usine N° 450. Le couple donna naissance à un fils, Alexis en 1950, le père aidé de sa femme construisit lui-même sa maison. Dans le village, il travailla comme mécanicien-réparateur dans la chaufferie d’une usine locale. La politique de déstalinisation de Khrouchtchev, lui permit finalement d’être partiellement réhabilité en 1962 comme vétéran de la Grande Guerre patriotique. Il reçut la médaille « Pour la victoire contre l’Allemagne » et les médailles commémoratives des jubilés de la victoire contre l’Allemagne en 1965 et 1975. Il mourut le 6 mai 1980, l’année du 35e anniversaire de la victoire. Il fut enterré dans le cimetière de Soukhoï-Log. Le 18 octobre 1991, pour confirmer de manière officielle sa réhabilitation totale de toute accusation politique, sa famille dut fournir des documents à l’administration de l’Oblast de Sverdlovsk.
La famille de Starkov en recherche d’informations sur le parcours de leur père. Les documents officiels issus des interrogatoires du NKVD pour son parcours après sa capture ne font évidemment nullement état de son passé de maquisard dans les rangs des Français de l’Intérieur. Sa mort prématurée à seulement 64 ans, ne lui permit jamais de faire valoir ses droits auprès du gouvernement français comme combattant volontaire de la Résistance. C’est à la lecture de mes recherches sur un autre vétéran de la région, Nicolaï Vassenin, que ses enfants, Alexis et Galina ont eu l’idée de me contacter pour entamer les mêmes recherches en France, sur les personnes qui auraient servi aux côtés de Piotr en France et particulièrement sur cette propriétaire russe blanche qui avait été au cœur de l’aide que Piotr reçut. Les souvenirs des enfants de Piotr sont évidemment parcellaires. Ils n’ont pas voulu raconter ce qu’ils ne savaient pas. Une sœur survivante de la fratrie de Piotr a déclaré qu’elle ne se souvenait pas des histoires et des parcours de ses frères. Car ils étaient cinq à être partis au front dans cette famille, par miracle, ils rentrèrent tous. La vieille dame, indiqua que lors des repas de famille, les hommes étaient assis à table, mais les femmes étaient recluses à la cuisine et ne se mêlaient en fait jamais des discussions des hommes.
Le maquisard fantôme des maquis savoyards. Piotr Starkov est donc un maquisard fantôme, combattant anonyme et totalement oublié de la France Libre. C’est seulement aujourd’hui que nous pouvons lui rendre un hommage mérité, mais il serait d’autant plus important de lui rendre un hommage plus complet en découvrant son lieu de vie et de maquis en Haute-Savoie. Nous comptons sur tous nos lecteurs. Les premiers éléments d’enquête montrent que les Soviétiques servaient surtout dans la région de Thonon-les-bains. Ils étaient disséminés dans les maquis mais il existait une unité spéciale, la BRI, Brigade Rouge Internationale qui comptait de nombreux étrangers. Au moins trois soviétiques ont servi dans ses rangs dont un certain Nicolas qui était assez célèbre dans la région, un officier qui connaissait son métier de la guerre. Cette indication correspondrait à l’un des camarades de Piotr, colonel et major. A noter que les deux autres Soviétiques étaient surnommés Pierre et Paul, peut-être pouvons-nous voir ici dans Pierre notre Piotr qui d’ailleurs a indiqué à ses enfants que son nom de maquis était simplement Pierre. Des renseignements sur le possible manoir indiquent qu’un manoir habité en effet par une femme émigrée russe blanche se trouvait à Saint-Pierre-en-Faucigny (famille Paton). Les renseignements pris sont parcellaires, cette famille aurait été arrêtée un temps en 1944 par les Allemands avant d’être libérée (ce qui parlerait en faveur de cette femme attachée à la Résistance). Toutefois les personnes contactées restent floues dans leurs déclarations et très peu coopérative, pour ne pas dire récalcitrantes à s’exprimer contrairement à l’aide fantastique reçue par exemple dans le cas du vétéran Vassenin dans les maquis de la Drôme. Alors à vous tous qui lisez ces lignes, à l’aide ! En ces temps de russophobie ordinaire, construire un pont entre la France et la Russie sur le thème de la Résistance et de la Libération n’est pas un luxe. Gageons que nous pourrons finir de le construire et de remettre à cette famille russe le résultat complet de notre enquête.