Nous sommes en 1941, dans une petite ville de l’Oural. C’est ici que Nikolaï Vassenine reçut son ordre de mobilisation et s’empressa d’y répondre. Il était né en 1919, issu d’une modeste famille d’ouvriers. L’homme ne pouvait se douter, que lorsqu’il marchait pour se rendre au bureau militaire, il ne serait pas prêt de rentrer chez lui, et lorsqu’enfin il put pousser la porte de la maison de ses parents, près de 17 années s’étaient écoulées. Voici l’histoire d’un Soviétique qui après avoir été fait prisonnier par la Wehrmacht, végéta dans divers camps, où lui et ses camarades mourraient de faim. Après avoir été envoyé en France, pour participer avec un commando de travail à la remise en état des dégâts commis par les saboteurs de la Résistance, il réussit seul une évasion. Nous étions alors en octobre 1943, et Vassenine se trouvait dans la Drôme et les contreforts des Alpes. Après quinze jours d’errance, dans les montagnes et les vignes, affamé, il fut finalement recueilli par des locaux, qui le conduisirent à Saint-Sorlin-en-Valloire, dans la maison du capitaine Monot. Le chef local des FFI.
Écrasés par les forces allemandes dans la bataille de Minsk. Vassenine se trouvait à la fin du mois de juin 1941, parmi les défenseurs de la ville de Minsk (22 juin-3 juillet 1941). Dans un encerclement géant, le groupe d’armées Centre prit dans une immense nasse des dizaines de milliers de soldats soviétiques. Nikolaï devait me raconter en 2014, comment il fut fait prisonnier, car longtemps il avait affirmé qu’il avait été contusionné dans un bombardement. Cette histoire il l’avait inventé beaucoup plus tard, car dans une circulaire de Joseph Staline, les Soviétiques qui s’étaient rendus étaient considérés comme des traîtres. En réalité, comme plus de 300 000 soldats dans la poche, il déposa les armes, il n’y avait de toute façon plus rien à faire (6 juillet 1941). Les Allemands se saisirent également de 3 000 chars et 3 000 canons et poursuivirent ensuite leur avance. Vassenine fut conduit vers l’arrière, dans l’un de ces immenses camps à ciel ouvert, car rien n’avait été prévu par les Allemands. Sur un total de 5,6 millions de prisonniers fait par les soldats de l’Axe, 3,7 millions moururent de mauvais traitements, de faim, ou assassinés. Ce furent eux qui testèrent les premiers les sinistres chambres à gaz… Dans les camps, il eut la chance du survivre, puis d’être envoyé en France (1943), où avec d’autres prisonniers, ils étaient chargés de réparer les dégâts causés par les sabotages, et employés à d’autres tâches ardues, comme l’entretien des routes. Décidé à s’enfuir, il trouva une occasion et se retrouva en pleine nature, dans un pays inconnu dont il ne parlait pas la langue.
Dans la maison du capitaine Monnot et jusqu’aux combats de la Libération. Durant 15 jours, Vassenine erra dans la campagne, caché dans les vignes, il était affamé. Il grappillait les raisins qui n’avait pas été vendangés, mais en cette saison (octobre), les nuits étaient froides, et il n’osait entrer dans les villages, à la fois de peur d’être repris, et de peur d’être signalé par les chiens. N’y tenant plus, affamé et affaibli, il se décida à frapper au perron d’une grosse maison bourgeoise (que je n’ai jamais pu identifier). La chance voulut que le propriétaire était un membre de la résistance qui le conduisit immédiatement à Saint-Sorlin-en-Valloire, dans la maison du capitaine Monot. Monot était un assureur et un notable de cette bourgade de la Drôme, non loin du massif du Vercors. Il était aussi le chef local d’une compagnie de résistants et de FFI. Vassenine fut soigné et resta un moment dans sa maison, faisant la connaissance de sa fille, Jeanne, dont il devait tomber amoureux (amour qui ne fut pas réciproque). Le vieil homme devait se souvenir de Jeanne au crépuscule de sa vie. Remis sur pied, il fut conduit à l’abri, dans une ferme, celle des Bonin qui se trouvait sur les hauteurs du village. Là, il fut bientôt rejoint par d’autres Soviétiques, qui formèrent ce qui fut appelé « la compagnie mongole », car elle était constituée de Soviétiques, dont certains venaient de l’Extrême-Orient ou d’Asie Centrale. Il participa à des coups de mains, des sabotages et des actions de guerre jusqu’à la libération finale de la région en août 1944.
Le retour au pays et l’accueil glacial du NKVD. Démobilisé en septembre 1944, il se rendit bientôt à Lyon, où une mission soviétique organisa son retour en URSS. Ayant prit un navire à Marseille, il débarqua avec d’autres anciens prisonniers dans le port d’Odessa. Ils furent immédiatement accueillis par des forces du NKVD. Sa médaille française reçut au maquis fut jeté dans les eaux du port par un officier qui le qualifia « de putain des Français ». Il passa ensuite devant une commission qui triait les arrivants, et fut jugé coupable et déféré devant un tribunal militaire. Il fut condamné à 15 ans de goulag et immédiatement envoyé dans un goulag sibérien. Les années qui suivirent, Nikolaï avait du mal à en parler. Je compris qu’il en gardait encore une certaine honte et culpabilité, et il ne s’étala jamais en ma présence sur ce qu’il vécut jusqu’en 1958 ou 1959. Ce qui est certain c’est qu’il travailla dans des commandos de travail en forêt, et dans la construction ou réfection de voies ferrées. Il survécut et eut la chance d’être libéré après la mort de Staline, dans le mouvement général de déstalinisation qui fut amorcé par Khrouchtchev (fin 1958, ou début 1959). Libéré, mais non dégagé du statut d’ennemi du Peuple, il se trouvait assigné à résidence dans sa petite ville de l’Oural. Il y trouva du travail comme ouvrier dans une cimenterie, où il travailla tout le restant de sa vie professionnelle, terminant contremaître. Mais la honte ne cessait de l’habiter, car à partir de 1965, le pays fêta désormais chaque année le Jour de la Victoire, anniversaire de la victoire contre l’Allemagne nazie (9 mai 1945). Et Vassenine n’avait nullement le droit de défiler, pour lui, longtemps, ce jour resta le jour de la honte. Il se maria, eut trois enfants et bientôt des petits enfants. Les temps changèrent, la Perestroïka lui apporta l’amnistie (1985). Maigre consolation dans une ambiance délétère d’écroulement de l’URSS.
Les enfants de Vassenine à la recherche de son passé. Dans un très long parcours semé d’embûches, ce sont sa fille Tatiana, et son fils Vladimir qui se lancèrent sur les traces de leur père. Ils cherchèrent d’abord à le faire réhabiliter totalement, c’est à dire qu’il participe concrètement aux cérémonies du 9 mai. Cette première injustice fut bientôt réparée (1992), et c’est vers la France que bientôt ils se tournèrent. Un Consulat de France s’étant installé à Ekaterinbourg, tenaces, ils firent le siège des autorités françaises (1995-2005). Ces dernières lui accordèrent tardivement la Carte du Combattant (1998), puis la médaille des Combattants volontaires de la Résistance (1999), et le statut qui y était attaché. Mais la reconnaissance suprême vînt finalement du Président Jacques Chirac, qui lui fit remettre le titre de Chevalier de la Légion d’honneur (2005), avec une petite pension versée par la France. Son épouse étant décédée, Vassenine retournait dès lors souvent en pensée à Sorlin-en-Valloire, avec des pensées pour ce village, pour le capitaine Monnot et pour sa fille Jeanne. Malgré les recherches, des demandes à l’émission TV russe (Gdi Menya, Attends-moi), équivalente à Perdu de vue de Jacques Pradel, sa fille Tatiana ne réussit pas à contacter les anciens camarades de Vassenine… car les diplomates et fonctionnaires français ne jugèrent pas bon de les aider (honte à eux). Seule, elle obtînt cependant la liste des compagnons de Vassenine encore vivants à cette date. Mais sans aide, sans traducteur ou personne ne voulant les aider, le projet en resta là.
Lorqu’un petit Français débarque dans une délégation russe à Ekaterinbourg. Novembre 2012, ce petit Français, c’était moi. Je fus envoyé à Paris pour la défense de la candidature de la ville d’Ekaterinbourg à l’Exposition universelle de 2020. Puis de là, en février 2013, à Ekaterinbourg. C’est là, que le gouverneur de la région de Sverdlovsk, Evguéni Kouïvachev me raconta la vie de Nikolaï Vassenine. Il me confia la mission de retrouver les compagnons de Vassenine, et éventuellement Jeanne Monnot, dont désormais Nikolaï, alors âgé de 93 ans, parlait souvent. Quinze jours après c’était chose faite, Jeanne âgée de 90 ans, très malade et atteinte de la maladie d’Alzheimer au dernier stade résidait non loin de Saint-Sorlin-en-Valloire. Le 17 mars 2013, je retrouvais aussi son dernier compagnon supposé vivant, un certain Marcel Marce. Mes appels téléphoniques tombant dans le vide, la mairie de son lieu de résidence m’assura qu’il était bien portant deux jours auparavant. Le drame voulut, que j’appelais le jour de sa mort. Nikolaï Vassenine était le dernier survivant de la compagnie FFI Monot. Ma mission semblait terminée, plusieurs articles avaient fait le tour du monde, soutenant cette fameuse candidature de Ekaterinbourg (remportée par la ville de Dubaï au final). Mais en novembre 2013, un réalisateur de cinéma me contacta et m’embaucha comme conseiller historique, sur le projet du film qu’il désirait tourner sur la vie de Nikolaï Vassenine. L’aventure devait donc se poursuivre et me conduire bien loin dans l’Oural… et à Saint-Sorlin-en-Valloire…
Nikolaï Vassenine, près de 5 000 km en train et en voiture pour revenir dans son maquis de 1944. Un premier tournage fut organisé sur place, et nous fûmes reçus par des témoins, la mairie, des habitants du village qui avaient connu Vassenine (décembre 2013). Le tournage terminé, avec beaucoup d’émotions, cette page de ma vie semblait se tourner. Je fus invité par la famille Vassenine à passer quelques jours chez eux (février 2014). Cette rencontre et ce séjour sont restés gravés à jamais dans ma mémoire. C’est alors que Vassenine lui-même désira faire le voyage jusqu’à Saint-Sorlin-en-Valloire. Sa famille ayant refusé, le vieil homme s’entêta, et son histoire ayant ému un notable local, ce fut ce mécène qui finança le voyage de Nikolaï jusqu’en France (juin 2014). Dans une chaleur étouffante, pour cause d’âge avancé, il fit le voyage en train : Berezovski, Ekaterinbourg, Moscou, Minsk, Varsovie, Berlin, Cologne… Paris. Là il fut cueillit par une grève générale des trains. Un accueil français dont nous devions tous longtemps nous souvenir. A 95 ans, le vieillard était déjà épuisé par l’incroyable voyage. Ce fut un taxi parisien, qui lui aussi doit se souvenir de ce client particulier, qui le conduisit ensuite de Paris à Valence… Une seconde partie du tournage fut organisée, et nous conduisirent Nikolaï à la rencontre des habitants de Saint-Sorlin-en-Valloire. Il y fut reçut en fanfare, avec la Marseillaise et médaillé du statut de Citoyen d’Honneur de la ville. Enfin, nous le conduisirent dans la ferme des Bonin, où il avait vécu quelques mois en maquisard. Dernier devoir, nous nous rendirent au cimetière, sur la tombe du capitaine Monot, et de Jeanne. L’émotion fut immense pour nous tous, l’instant était incroyable, nous étions 70 ans après les événements historiques de la Libération.
Nikolaï fit le trajet retour, accompagné de son fils Vladimir et de son petit fils. Le vieil homme avait rendu les derniers hommages à son sauveur et à son ancien chef. Rentré au pays, c’est au milieu des monts de l’Oural qu’il s’éteignit le 9 décembre 2014, à l’âge avancé de 95 ans. Je vis le film Nikolaï Vassenine dans un cinéma moscovite en juillet 2015, quelques mois après sa sortie dans quelques salles de cinéma, un 9 mai, Jour de la Victoire. Le réalisateur, Andreï Grigoriev avait loué un cinéma pour… moi tout seul. Ce moment, ce film, bien qu’imparfait, est aussi resté dans ma mémoire. Deux jours plus tard je posais les pieds à Donetsk, Donbass, pour une année au milieu des insurgés républicains. Nikolaï Vassenine j’en suis persuadé m’y accompagna et il reste dans mes pensées à jamais.
5 Comments
Je cite: “… car dans une circulaire de Joseph Staline, les Soviétiques qui s’étaient rendus étaient considérés comme des traîtres.” Où est la source?
Je me réfère à une étude d’un éminent historien russe, Viktor Zemskov: STALINE ET LE PEUPLE. Pourquoi il n’y a pas eu de révolte. Et en banderole: Ouverture des archives soviétiques: Soljenitsyne a menti, parue en 2014 en Russie et aux Éditions Delga en 2022.
À la page 176: “Attribuée à I. V. Staline, la phrase: “Nous n’avons pas de prisonniers, nous avons de traîtres”, est uns fable crée en 1956 dans les milieux des écrivains et des publicistes à l’époque de la critique du culte de la personnalité de Staline. Cette fable est largement diffusée dans le journalisme, les longs métrages et la fiction…”.
Dans le journalisme, ainsi qu’en histoire comme en science, on se doit de vérifier et de revérifier nos sources pour faire certain qu’elles sont véridiques et retraçables.
P.S. Sur le culte de la personnalité de Staline, voir Grover Furr: Khrouchtchev a menti, aussi aux Éditions Delga.
Peut-être mais tous les prisonniers que j’ai rencontré et interviewés, ou les histoires que j’ai relevées, et bien ils ont tous été condamnés au goulag en rentrant. Voir aussi la réhabilitation des défenseurs du fort de Brest, etc. L’ordre en question est l’Ordre 227. C’est sur lui que s’appuyèrent les tribunaux soviétiques pour condamner les prisonniers, il n’y a donc pas de fiction ici. Mais vous avez raison de dire que cela fut transformé par la propagande occidentale. Merci de votre commentaire
J. Staline
Ordre n° 227 du Commissaire du Peuple de la Défense de l’URSS
Traduction par des contributeurs de wikisource.
Archives militaires d’État russes, 1958 (t. 13 (extrait), p. 1).
28 juillet 1942
Moscou
Ordre no227
Sur les mesures visant à renforcer la discipline et l’ordre dans l’Armée rouge et l’interdiction de retrait non autorisé de postes de combat
Cet Ordre no227 ne visait pas les prisonniers mais les déserteurs et les capitulards dans l’Armée Rouge:
“Ainsi, une discipline de fer pour chaque commandant, chaque soldat de l’Armée Rouge, chaque commissaire doit être requise – pas un seul pas en arrière sans ordres des supérieurs. Les commandants de compagnies, de bataillons, de régiments, de divisions et les commissaires qui reculent sans ordres de leurs supérieurs sont des traîtres de la Mère Patrie.”
Oui voilà, c’est cet ordre resté secret dans sa version complète jusqu’en 1988, qui ensuite fut utilisé dans des milliers de procès contre les prisonniers. Les survivants que j’ai interrogé furent tous condamnés au goulag, entre 10 et 25 ans, mais libérés pour l’essentiel entre 1956 et 1960. Et ici, il n’y a évidemment jamais eu de fiction, ni même de manquements de vérifications de sources de ma part, j’ai reçu des centaines de lettres en 2013 et 2014 lorsque j’ai écris sur les vétérans Vassenine et Glottof. Et surtout… je les ai rencontré, c’est Vassenine lui-même dans le cimetière de Saint-Sorlin en Valloire qui me raconta son pieux mensonge, naïf, sur comment il fut fait prisonnier, de peur d’être condamné et jugé. Il le fut évidemment quand même. Mais ceci n’a rien à voir avec un quelconque jugement sur Staline, le personnage contrasté fut à la fois l’artisan de la Victoire par l’industrialisation à marche forcée et l’homme décrié, à tords ou à raison par ailleurs. L’ordre visait bien également les prisonniers, tous furent condamnés comme des déserteurs et capitulards, c’est triste mais c’est une réalité historique, je suis désolé, c’est ainsi. Non pas désolé en contradiction, mais désolé presque de contredire un fidèle lecteur. Merci à vous du commentaire
Oui mais cet ordre a été rendu public par Iakovlev, un anti-stalinien, anti-PCUS et anti-URSS avoué et responsable de la deuxième campagne de propagande anti-Staline sous Gorbatchev dans les années ’80.
Deuxièmement, ces Glottof, Vaseline et autres ayant retourné en URSS, après la guerre, ont sûrement laissé des traces dans des dossiers classés dans les anciennes Archives de l’URSS et gardées secrètes jusqu’à ce jour par la Russie. Peut-être que leurs versions seraient différentes une fois les Archives rendues publiques par…Poutine!