Le remplacement inattendu du général Choïgou par un économiste interroge un peu sur les informations disponibles au Kremlin et le diagnostic à la base de ce mouvement. Pour sûr, il relève d’une inflexion stratégique majeure.
Il est dans nos médias des figures de styles obligatoires comme dans le patinage artistique. Le remplacement du général Choïgou est donc l’occasion d’effectuer la volte obligatoire. Il serait remplacé car tenu responsable des défaites et des mécomptes tactiques russes.
Un moyen de confirmer le narratif pour se débarrasser d’une figure obligatoire. Encore eut-il fallu qu’il y ait eu défaite ! Après avoir pris Bakhmout (vous savez, il devait y avoir un cheval de Troie à l’envers), repoussé les troupes ukrainiennes dans l’offensive d’été ukrainienne (qui donc, n’ira ni au Kremlin, ni en Crimée), puis assuré la prise d’Avdeyevka, on peut douter. Nombre de généraux apprécieraient certainement un tel palmarès de “défaites” !
Mais que voulez-vous ? Il faut propager le bon discours n’est-ce pas et bien bientôt le fait que les Russes respirent deviendra une preuve de faiblesse1.
Donc, puisque ces préjugés ne méritent pas que l’on s’y arrête, tentons une analyse et surtout à partir de celle-ci de comprendre la situation sur le front.
Se concentrer sur les faits laisse seulement une poignée d’éléments isolables :
- Tout d’abord, le général Choïgou devient président du conseil de sécurité de la Fédération de Russie. Ce poste haut placé dans l’appareil d’état conserve son influence. Son remplaçant a également remplacé un temps le premier ministre de Russie, difficile de parler donc de rétrogradation pour un mouvement davantage apparenté à un roque comme aux échecs.
- Choïgou est resté en poste même durant les moments les plus difficiles de la guerre, juste après l’ouverture initiale2.
- Ensuite Andreï Belooussov3 est économiste, Choïgou était ingénieur en travaux publics et a mené une guerre en fonction de son profil. De ligne fortifiée en terre déplacée, il a broyé la chaire ukrainienne dans les ruines de leurs tranchées, avec une aide précieuse des chefs militaires ukrainiens qui ont sans cesse ravitaillé en viande des positions déjà perdues.
Si nous admettons un roque, alors la question du profil se pose. Il convient de constater que si le général Guerassimov demeure responsable des opérations en Ukraine, le général Sourovikine vient d’être rappelé pour prendre en charge le secteur de Karkhov4.
Donc, on pourrait supposer que le rôle des opérations militaires est désormais de moindre importance et peuvent se trouver rétrogradées sous le commandement du seul général Guerassimov. Si vous le lisez en terme administratif cela signifie que l’armée russe a terminé sa phase d’apprentissage et, même si elle continuera à réaliser nombre de bricolages et d’innovations sur le terrain, elle est considérée par ses dirigeants comme capable de mener à compter d’aujourd’hui les opérations à bon port sans nécessiter une nouvelle transformation lourde.
Le duo de généraux est donc considéré comme capable de jouer la sonate à son terme sans l’intervention d’un facteur5 pour accorder le piano.
On doit alors s’interroger sur la lettre de mission du nouveau ministre et selon nos amis de la presse celle-ci serait de rationaliser l’appareil industrialo-militaire russe. On a connu pire dans nos médias et cette hypothèse manifeste chez eux une intelligence dont nous avions perdu l’habitude.
Pourtant, historiquement, il existait une solution pour mener une telle mission : La création d’un ministère de l’armement.
Telle ne fut pas la solution retenue pourtant logique dans l’optique d’un conflit long où les livraisons d’armes deviennent cruciales pour la production de guerre. Soit les Russes estiment pouvoir le faire depuis un ministère de la Défense pourtant occupé à gérer la montée de ses effectifs et la mise en service de nouvelles unités.
Cela ferait deux défis en même temps et cette situation à elle seule justifierait la mise en place d’un ministère supplémentaire. Or, telle n’est pas la solution retenue et le profil du nouveau ministre démontre la priorité de l’objectif économique.
Alors comment l’analyser ?
Si les Russes ne se mettent pas en ordre de bataille pour une guerre longue, ils doivent envisager une issue à court terme.
Le rapport de pertes à la base de l’analyse demeure le même : Moins de cent mille pertes russes (50K tués+50K handicapés lourds) pour un demi-million de tués ukrainiens et autant de sorties d’effectifs définitives (les autres blessés sont considérés comme soignés et capables de revenir au front à plus ou moins long terme). Bien sûr, ces chiffres seront confirmés ou infirmés après-guerre, mais ils ont l’avantage d’être cohérents avec les lois de conscriptions toujours plus sévères coté ukrainien (et les fuites de mobilisables à travers la frontière malgré les peines encourues) et de l’autre côté l’annonce officielle par Choïgou avant l’élection de la création de nouvelles unités au sein de l’armée russe (ce qui implique une augmentation des effectifs).
Ce ratio qui s’explique par la faiblesse du système de soin ukrainien, mais aussi par la prévalence du feu russe joue un rôle clé de la stratégie d’attrition engagée depuis la retraite de Kherson. Toutefois, l’analyse, à ce jour, était l’existence d’un “stock6” suffisant d’ukrainiens à mobiliser pour combler ces trous béants dans les troupes ukrainiennes.
On connaît les efforts de Kiev pour accélérer le recrutement, mais si les Russes planifient une fin de conflit à court moyen terme (entre six et douze mois) alors peut-être, la mobilisation s’avère-t-elle insuffisante.
On notera d’ailleurs, comme indice supplémentaire en ce sens, l’offensive actuelle des Russes sur Kharkov. Le front bousculé avec des forces assaillantes pourtant limitées en apparence, les Ukrainiens obligés de rameuter des réserves depuis les autres secteurs du front7. Ces difficultés peuvent être une crise comme toutes les armées en guerre en connaissent, mais leur répétition semble indiquer le succès de la stratégie d’attrition. Celle-ci réussit au moment où le rapport de force s’envole définitivement en faveur de l’un des deux camps et la situation y ressemble bigrement :
– Rotation impossible des forces ukrainiennes contraintes de courir d’un axe d’attaque à l’autre.
– Crise récurrente des moyens antiaériens ukrainiens8.
Dans ce cas, le remplacement de Choïgou serait le signe d’une dégradation du rapport de forces sur le front en faveur des Russes. Ceux-ci peuvent alors multiplier leurs axes d’efforts et forcer les trop rares réserves ukrainiennes à une stratégie de pompiers pour combler les trous9. De leur côté, les unités nouvellement constituées entreraient en service au moment où les Ukrainiens sont non seulement incapables de créer de nouvelles brigades, mais aussi de remplacer les pertes d’infanterie dans celles existantes.
Dans ce cas, les Russes auraient la confirmation de la réussite de leur stratégie et la double nomination prendrait du sens. Choïgou se chargerait de préparer la sécurisation des territoires bientôt récupérés avec la difficile mission de purger l’Ukraine des bandéristes, des agents du SBU et des hommes des services secrets10.
Pendant ce temps-là, son successeur se chargerait de gérer la baisse de régime du complexe militaro-industriel au moment où les combats se termineront et bien sûr d’engranger les nouveaux contrats qui suivront l’humiliation infligée au matériel occidental.
Une tâche difficile, selon Jacques Sapir, l’occident, dont les ressources même déclinantes demeurent considérables, gratifiera la Russie d’une nouvelle guerre froide d’au moins vingt ans. Vladimir Poutine semble l’avoir compris et ce roque de personnel semble anticiper une telle situation.
Ensuite, la réalité devrait s’imposer, nos dirigeants cesseront de bouder et peut-être même, pardonnez cet optimisme délirant, formeront une nouvelle “élite”, plus cultivée et réaliste se saisira des leviers de commandes11.
Bien sûr, cette analyse repose sur des hypothèses et non des faits, car nous ne recevons que les déclarations officielles russes, mais cette hypothèse confirmerait une analyse russe basée soit sur un effondrement du front à moyen terme, soit sur une paix négociée après les élections américaines.
Bien sûr, si nos dirigeants savent gérer la défaite sans nous exposer pour sauver leur égo !
Sinon ? Eh bien le nouveau ministre russe devra s’occuper du marché des rares terres cultivables épargnées par les radiations12 !
Jules Seyes
1 Vous le remarquerez peut-être : Les accusations d’utilisation d’armes chimiques par les russes ont fait long feu.
https://www.opex360.com/2024/05/07/ukraine-les-accusations-sur-lutilisation-darmes-chimiques-sont-insuffisamment-etayees/
Eh oui, il ne suffit plus d’agiter une fiole et d’accuser, à force de mensonge, désormais il convient d’apporter des preuves. L’exercice devient plus difficile !
2 Retraite de Kherson, rappel des réservistes, tous événements politiquement coûteux qui auraient pu coûter un ministre.
3 https://fr.wikipedia.org/wiki/Andreï_Belooussov
4 Vous savez celui qui vient de s’activer, avec à sa tête, un officier dont tout le monde reconnaît les talents de combattant.
5 Fabricant de piano, chargé de le rendre opérationnel.
6 Pardonnez ce terme, mais les guerres ont leur comptabilité macabre dont les responsables politiques ne semblent pas toujours conscients.
7 Boudanov semble même admettre que les nouveaux recrutements ne compensent pas les pertes.
Ananke Group on X: “On va arriver au moment où il faudra poser LA question qui fâche : le bilan des pertes 🇺🇦 n’est-il pas bien au-delà des 31.000 annoncé par Zelensky si aujourd’hui Budanov dit cela ? Et que la mobilisation ne couvre pas les pertes quotidiennes pour régénérer les forces. https://t.co/StnoJCic8c” / X (twitter.com)
8 Pardonnez cette insolence, mais même si les ukrainiens coulaient cinq navires russes en mer noire par l’utilisation de failles dans la couverture AA russe, le résultat serait certes mis en avant par nos médias, mais sans compenser l’ampleur des pertes
9 https://www.youtube.com/watch?v=JkkDLkJXikI
10 Il faudra bien s’occuper de ses hommes intoxiqués pendant des années à la haine anti russe.
11 Nos dirigeants sont aujourd’hui en mode purge :
12 Les dirigeants occidentaux sont malheureusement capables d’une telle folie pour éviter d’assumer leurs échecs !