Mort de Navalny

Asie Centrale et Caucase : révolutions colorées, révisionnisme et enjeux stratégiques

C’est une zone dont nous parlons finalement assez peu en Occident, mais elle est au cœur d’enjeux stratégiques d’importance. Un des exemples les plus parlants, c’est la volonté en Europe d’étendre les frontières du continent… jusqu’aux portes de l’Asie Centrale, ou même de nier que le continent européenne puisse exister (Eurasie). Le processus a commencé au XXe siècle. Pour des raisons politiques de contrôle, de ressources et d’influences, les « géographes » ont par magie réinventé les frontières. Au XVIIIe siècle, l’Europe était perçue comme le continent tel que nous l’avons toujours connu, et dont l’espace se terminait avec la Russie dite « blanche ». L’Oural paraissait alors la frontière naturelle, la frontière logique. Mais c’était sans compter sur l’appétit toujours très grand des Occidentaux.

Quand la politique fait taire la géographie. Dans les alcôves tortueuses des « penseurs occidentaux », cette idée d’une Europe élargie devînt de plus en plus prégnante. Le Mont Blanc, d’un seul coup ne fut plus le plus haut sommet d’Europe. Sur les bancs de mon école primaire, au début des années 80, le Mont Blanc était pourtant le plus haut sommet… Cependant dans le monde fantastique du révisionnisme, tout est possible, il n’y a aucune limite et une intense propagande fut ensuite diffusée de manière pernicieuse dans les sociétés européennes. D’un coup, le Caucase devînt la limite de l’Europe. Par ce tour de passe-passe, des pays comme la Turquie, la Géorgie, l’Arménie ou l’Azerbaïdjan seraient européens. Les choses pourtant ne peuvent être bousculées si facilement, comme dans cette carte d’un dictionnaire Larousse, qui, que ces gens le veuillent ou non, est la stricte vérité… remplaçant celle de la vision de l’Europe qu’avait les hommes du XVIIIe siècle (à savoir une Europe n’allant pas plus loin que la Russie blanche, la plaine du Don, Moscou et Saint-Pétersbourg).

Mélodrame turc. Dans les années 90, une offensive propagandiste fut lancée dans les opinions européennes, avec pour but de faire entrer la Turquie dans l’Union européenne. Après des débats acharnés, l’idée fut repoussée momentanément. L’excuse géographique pour faire entrer la Turquie dans l’UE était l’erreur historique du minuscule territoire avec Istanbul (autrefois Constantinople), se trouvant effectivement en Europe. La manœuvre ici était double : 1) repousser par une frontière politique l’Europe, 2) porter ses frontières en Asie et surtout aux portes du Moyen-Orient, 3) tendre la main ensuite à Israël. Ce coup de force aurait également permis de propulser une Europe directement aux frontières de la Syrie, de l’Irak, du Canal de Suez et aux pays du Caucase (non russes). Le résultat politique aurait été grandiose, avec une possibilité de menacer l’Iran, le contrôle presque total de la Mer Noire, et les clefs du détroit du Bosphore. Devant les résistances féroces, tant en Turquie, qu’en Europe des opinions publiques, la mort dans l’âme, nos manipulateurs battirent en retraite, dépités, mais n’ayant pas renoncé à leurs projets.

La farce des candidatures reconnues. Quelques années auparavant (1984-1987), le Maroc avait déposé une candidature à l’UE, qui fut finalement refusée. L’affaire était particulièrement tirée par les cheveux, le pays étant clairement sur le continent africain, mais s’appuyant sur les anciennes possessions (ou toujours actuelles) espagnoles, dans le Nord du pays. L’Union européenne craignait sans doute l’ouverture de la boite de pandore des migrations de masse. Quelques années plus tard, elle s’empressa d’intégrer Malte, et surtout Chypre (2003-2004), avançant ses pions aux portes du Moyen-Orient et de la Turquie. Pendant très longtemps, l’île de Chypre fut d’ailleurs une étape pour les invasions chrétiennes et les croisades en Terre Sainte. Selon les normes de l’UE, une procédure compliquée était prévue pour déposer une candidature. L’union devait ensuite statuer pour répondre si « la candidature » était reconnue. Une fois reconnue, le pays était alors marqué comme « chasse gardée », dans une sorte d’annonce internationale. Peu de pays ayant entamé ce processus purent faire marche arrière (seuls l’Islande, la Norvège et la Suisse ont réussi). Pratiquant le chantage, mais aussi faisant miroiter des milliards pris dans les poches des contribuables européens des pays donnant plus qu’ils ne reçoivent (dont la France ou l’Allemagne), l’Union européenne pu ainsi se répandre comme un cancer, occupant à ce jour déjà 27 pays.

La panique de l’opération spéciale : l’artifice du partenariat oriental. Après le déclenchement de la SVO par la Russie, l’année 2022 fut extraordinairement riche en nouveaux candidats, déposes de candidatures ou acceptations de ces dernières. Dès le 28 février 2022, l’Ukraine était acceptée comme candidate, suivie en tir groupé par un dépôt de candidatures de la Moldavie et la Géorgie (3 mars), puis enfin par le Kosovo (15 décembre). Le Conseil européen se dépêcha d’avaliser comme candidates, l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie (14 et 15 décembre). Dans le même mois, l’Union européenne fit sortir de son chapeau le concept de « partenariat oriental », à la suite de l’Euromed (1995), une étrange organisation intégrant des pays « partenaires » de la Méditerranée, de l’Europe et de l’Asie, non encore membres de l’UE, et selon des raisons « de paix, de stabilité, de prospérité, grâce au renforcement du dialogue de la politique et de sécurité, de la coopération économique financière, sociale et culturelle ». D’un seul coup « le partenariat oriental » instaura une zone d’influence « de nouveau voisinage », comprenant dixit : « La Russie, la Biélorussie, l’Ukraine, la Moldavie, la Biélorussie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, l’Algérie, l’Égypte, Israël, la Jordanie, le Liban, la Libye, le Maroc, la Palestine, la Syrie et la Tunisie ». Une façon pour l’État profond de déclarer à haute voix que tous ces pays devaient être sous contrôle.

Les yeux plus grands que le ventre… Il ne suffit pas en effet d’annoncer un partenariat pour rendre effectif la zone d’influence. Dès le mois d’octobre 2023, l’affaire palestinienne vînt en partie démanteler les plans de cette globalisation. La Géorgie fut déclarée « candidate officielle » (14 décembre 2023), tandis que l’UE s’empressait de déclarer l’Arménie « comme répondant aux exigences d’adhésion à l’UE » (13 mars 2024). Devant la déroute de la présidente géorgienne Zourabichvili, agent de l’UE, de la France et des USA, puis le gel de la candidature géorgienne, un net coup d’arrêt a été instauré à cette tentative de la faire entrer de force dans l’UE (hiver 2024-2025). Sentant cette déroute, le Premier ministre arménien, Pachinian, déclarait quant à lui « que l’Arménie entrerait dans l’Union européenne » (19 septembre 2024). Meilleur espoir de cette supercherie européiste, l’intégration de l’Arménie permettrait à l’État profond à travers l’UE d’arriver à plusieurs objectifs : 1) propulser l’Union européenne et les frontières de l’Europe dans le Caucase et aux portes de l’Asie Centrale, 2) avaliser un candidat plus illégitime encore que la Turquie, et qui n’aurait alors aucune frontière physique avec l’UE, 3) donner des chances de faire passer la pullule turque, 4) ou à défaut faire passer celle de l’Azerbaïdjan, et dans un troisième temps la Turquie elle-même.

Et ensuite ??? La suite est finalement dans l’étude des tentatives de révolutions colorées dans la zone. Avec la guerre d’Afghanistan (2001-2021), l’Occident avait tenté de s’implanter dans ces pays inaccessibles de l’Asie Centrale : Kirghizstan, Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan. Les Américains y avaient tenté et réussi une première révolution, celle des Tulipes au Kirghizstan (2005), à la suite de celle des Roses en Géorgie (2003). En 2022, un autre révolution fut tentée au Kazakhstan (2-11 janvier), qui n’eut elle même que peu de conséquences, mais montra bien qu’une fragilité existait dans tous ces pays travaillés au corps par des ONG depuis les années 90. Comme en Géorgie ou en Arménie, la problématique des Occidentaux était de se retrouver face à des partenariats historiques, économiques et culturels très anciens, entre ces pays et la Russie (ou la Chine). La Russie par exemple, entre 2020 et 2025 a augmenté son partenariat commercial avec tous ces pays de 60 %. Menacé par l’Occident, le Kirghizstan n’a pas bronché d’une oreille… car les sanctions agitées contre lui ne pouvaient affecter un pays dont le partenariat économique avec l’Occident ne représentait presque rien. Cependant, les Occidentaux purent compter sur quelques alliés nationalistes, tel Nourlanbek Shakiev (Président du parlement kirghize), qui refusa de parler russe à une réunion des BRICS à Saint-Pétersbourg, ou encore le candidat à la présidentielle en 2021 en Ouzbékistan, Alishar Kadyrov coutumier de déclarations assassines contre la Russie.

Ouzbékistan et Kazakhstan, les maillons faibles ? En Ouzbékistan les Occidentaux sont toujours à l’œuvre. Kadyrov avait fait campagne sur des thématiques nationalistes et russophobes (2021). Il avait notamment, lors de la fête de la Victoire contre l’Allemagne nazie (9 mai) déclaré : « l’apparition du drapeau de l’URSS à Tachkent pour le 9 mai, est une insulte au peuple ouzbek, c’est le drapeau d’un envahisseur, taché du sang de l’intelligentsia ouzbek » (2021). Dans le même temps, le pays avait été l’un des plus touchés par le déversement « d’aides généreuses» de l’USAID, la NED ou l’Open Society. Pour le Kazakhstan, autre cible, dans un programme de « lutte contre la désinformation », l’USAID insuffla 4,5 millions de dollars pour ce seul pays, les autres étant inondés de la même façon. En 2020, via des ONG, et des agitateurs dont le blogueur Termilan Jensebek, le pays fut frappé par des troubles et une tentative de Maïdan (dans le même moment les USA et les Européens tentaient le coup à Minsk, en Biélorussie). L’homme appelait les gens à s’attaquer aux Russes et à la langue russe (20 % de locuteurs dans le pays). Après des émeutes, des drames et beaucoup d’agitations, Jensebek fut finalement arrêté et jeté en prison. Une procédure judiciaire est actuellement en cours contre lui « pour avoir fomenté et répandue la discorde interethnique dans la république ». Lors des sanctions occidentales définies par les Occidentaux, les deux pays décidèrent le respect mou des sanctions et leur application, sans soutenir l’idée. Cette politique de louvoiement fut rendue nécessaire par la peur de conséquences pour les économies des deux pays. Plus loin au Tadjikistan, les pressions n’eurent aucun effet.

Kirghizstan et Tadjikistan, les liens de l’histoire et le poids de la pauvreté. Pour ces deux pays, la situation a été très différente, avec des gouvernements tournés vers Moscou, qui est souvent le partenaire commercial le plus important. Pour le Kirghizstan, le Ministre des AE Jhekshenkulov avait déclaré que les Kirghizes avaient demandé eux-mêmes sous la Grande Catherine à rejoindre le giron russe. Mais aussi que plus de 300 000 Kirghizes avaient combattu dans l’Armée Rouge pour vaincre l’Allemagne nazie, sans parler du fait que le pays était membre de la CEI (1991 à nos jours, avec pour membres la Russie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, membre associé le Turkménistan, membre observateur la Mongolie, 3 pays retirés, la Géorgie (2008), l’Ukraine (2018), et la Moldavie (2023)). Pour le Tadjikistan, les liens sont restés forts, avec cependant le bémol du recrutement de terroristes par l’Ukraine, et une influence non négligeable de l’islamisme. Le pays fut très marqué par les deux guerres d’Afghanistan (1979-1989 et 2001-2021), alors que plus de 30 % de la population afghane est tadjik. Cédant aux mannes occidentales, des bases de l’OTAN y furent même installées (ainsi qu’au Kirghizstan et en Ouzbékistan). La France entretînt même une base aérienne au Tadjikistan (2002-2014). Comme dans tous les pays de la zone, l’influence occidentale s’est exprimée avec de l’argent sonnant et trébuchant, pour des pays enclavés. Le Tadjikistan étant aussi le plus pauvre de l’ex URSS (et 17e pays le plus pauvre du monde), avec le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, l’Ukraine et la Moldavie.

Petite analyse des partenaires économiques de ces pays. L’Union européenne et les Américains ont de longue date tenté de semer le désordre et de contrôler ces pays qui sont par ailleurs les clefs de toute une région et une position stratégique majeure. Il est intéressant de se pencher sur les partenaires économiques de ces pays pour comprendre comment ces pays sont tiraillés :

Azerbaïdjan :

Les 5 premiers pays exportateurs sont l’Italie, la Turquie, Israël, l’Inde et la Grèce

Les 4 premiers pays importateurs sont la Russie, la Turquie, la Chine, l’Allemagne et le Turkménistan.

Arménie :

Les 5 premiers pays exportateurs sont l’Union européenne, la Russie, la Suisse, la Chine et l’Irak.

Les 5 premiers pays importateurs sont la Russie, l’Union européenne, la Chine, l’Iran et la Turquie.

Géorgie :

Les 5 premiers pays exportateurs sont l’Azerbaïdjan, la Turquie, l’Arménie, la Russie et le Kirghizstan.

Les 4 premiers pays importateurs sont la Turquie, les USA, la Russie et la Chine.

Kazakhstan :

Les 5 premiers pays exportateurs sont l’Union européenne, la Chine, la Russie, le Royaume-Uni et la Turquie.

Les 5 premiers pays importateurs sont la Russie, la Chine, l’Union européenne, la Corée du Sud et la Turquie.

Ouzbékistan :

Les 5 premiers pays exportateurs sont la Suisse, la Russie, la Chine, la Turquie et le Kazakhstan.

Les 5 premiers pays importateurs sont la Russie, la Chine, la Corée du Sud, le Kazakhstan et la Turquie.

Tadjikistan :

Les 5 premiers pays exportateurs sont la Suisse, le Kazakhstan, la Turquie, la Chine et l’Ouzbékistan.

Les 5 premiers pays importateurs sont la Chine, la Russie, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et la Turquie.

Turkménistan :

Les 5 premiers pays exportateurs sont la Chine, la Turquie, l’Ouzbékistan, la Géorgie et la Russie.

Les 5 premiers pays importateurs sont la Turquie, la Chine, la Russie, les Émirats Arabes Unis et l’Allemagne.

Mini dictionnaire. Pour mieux comprendre quelques points de détails voici un petit dictionnaire comme j’aime à le pratiquer, et afin de proposer pour ceux qui veulent aller plus loin quelques clefs.

Asie Centrale : les pays constituants l’Asie Centrale sont : le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Kirghizstan, le Turkménistan, le Tadjikistan et l’Afghanistan.

Caucase : les pays constituants le Caucase sont : La Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, les républiques ou régions administratives de la Fédération de Russie avec l’Adyguée, la Karatchaïevo-Tcherkessie, la Kabardino-Balkarie, l’Ossétie du Nord, la Tchétchénie, l’Ingouchie, le Daghestan.

Caucase : selon les derniers standards géographiques inventés autour du XXe siècle, le Caucase est en partie en Europe (et sa frontière), en partie en Asie. Un révisionnisme géographique de circonstances existe toutefois en Géorgie, Arménie… Bruxelles ou Washington, où les frontières de l’Europe se situeraient en fait sur l’Araxe, une rivière se trouvant plus largement au Sud et aux portes de la Turquie. Selon ce révisionnisme, les deux pays, Géorgie et Arménie seraient européens par le sol…

Eurocentrisme : idéologie née en Europe au XXe siècle qui considère le point de vue européen supérieur à tous les autres. C’est cette idéologie qui est utilisée par Bruxelles et l’UE pour affirmer que la Turquie, l’Arménie ou la Géorgie sont dans le continent européen, et de là les faire entrer dans l’Union européenne.

Eurasie : concept révisionniste qui indique l’Europe n’existe pas comme continent, mais qu’il existe un super continent rassemblant l’Asie et l’Europe. Le concept fut inventé par… les Anglo-saxons, à Londres à la fin du XIXe siècle.

Union Eurasiatique : proposée par le Kazakhstan (1994), fondée par la Russie, l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan (2012-2015), avec comme candidat le Tadjikistan. Elle a déclenchée probablement la guerre en Ukraine, dès novembre 2012, Hillary Clinton déclarait « que sa fondation serait la refondation de l’URSS, et que les USA l’empêcheraient». L’Ukraine était une candidate pressentie, avec l’Ouzbékistan, le Turkménistan, la Mongolie, et même la Chine ou l’Iran. L’Occident depuis mène une propagande affirmant que cette union et l’Eurasisme sont en réalité « l’impérialisme russe ».

IR
Laurent Brayard - Лоран Браяр

Laurent Brayard - Лоран Браяр

Reporter de guerre, historien de formation, sur la ligne de front du Donbass depuis 2015, spécialiste de l'armée ukrainienne, du SBU et de leurs crimes de guerre. Auteur du livre Ukraine, le Royaume de la désinformation.

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